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C’était par une froide nuit de décembre quand une jeune fille nommée Circé s’enfonça dans les sombres profondeurs de la forêt. Pour rejoindre le village de sa grand-mère à qui elle rendait visite, Il lui fallait cheminer sur un sentier gelé parmi ces milliers d’arbres au fût élancé, ces « colonnes du ciel » comme les appelait Bernard Clavel, qui par endroits masquaient l’étroit chemin. Circé restait vigilante, attentive aux bruits familiers de la forêt, une branche qui s’affaisse sous le poids de la neige, le givre qui craque sous ses pieds. Pas de bruit suspect pour l’instant, si ce n’est le départ furtif d’un rongeur qu’elle avait dérangé.

Malgré un petit pincement de cœur, elle n’avait pas peur. Sa Mère Grand le lui avait bien dit : « Ma petite, un jour ou l’autre tu verras le loup mais n’ait pas peur, il paraît beaucoup plus méchant qu’il n’est en réalité. » Elle aimait beaucoup sa Mère Grand et la croyait sur parole. Son frère aîné qui était un chenapan de première, lui avait confié d’un rire sonore : « C’est vraiment bizarre, les filles ont peur d’un rien, d’une souris ou même d’une araignée mais elles n’ont jamais peur du loup !» Ah, ah, ah… » Elle ne trouvait pas ça drôle du tout…  les garçons sont bizarres. Heureusement, son ami Pierre qui était doux comme un agneau, devait s’y connaître en loup puisqu’il lui avait écrit un joli poème intitulé « Pierre et le loup ».

Cette nuit était vraiment très froide mais elle avait pris ses précautions, enfilé un gros collant et son Damart, une large cape rouge au tissu innervé de fibres auto chauffantes et un épais bonnet, rouge lui aussi, que lui avait offert Mère Grand. Les mains bien enfoncées dans ses poches, les écouteurs aux oreilles, elle se distrayait en écoutant les chansons à la mode et malgré le froid, consultait de temps en temps ses messages ou en envoyait à ses amies. Ainsi elle avait moins l’impression d’être seule dans cette immensité glacée.

Elle arrivait tout près du village de sa chère Mère Grand quand soudain, au détour d’un dernier chemin creux, elle tomba nez à nez avec elle. C’est à peine si elle la reconnut avec ses grandes dents, cet accoutrement inhabituel et ce regard si perçant qu’elle ne lui connaissait pas.

- Mais que fais-tu là grand-mère par ce froid glacial ?
- J’étais allée chercher quelques provisions que j’avais oubliées d’acheter. Ah, que veux-tu, ma mémoire faiblit, elle n’est plus ce qu’elle était…

Quelle voix curieuse avait-elle donc aujourd'hui se dit Circé, soucieuse de ces transformations mais s’efforçant de n’en rien laisser paraître.
Tout sourire, elle invita sa petite fille à venir prendre une collation chez elle.
- Tu as bien un petit moment à me consacrer ; tu sais, à mon âge, je ne reçois guère de visites.
C'est quand même bizarre, se dit Circé, grand-mère si fière d'habitude et qui ne se plaignait jamais.

           
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Elle en était là de ses réflexions quand elle reçut un message sur son téléphone.
- Une de tes amies peut-être… ou alors un petit ami qui se languit de toi, s’enquit Mère Grand d’un air chafouin.
En fait, c’était un SMS de son ami Pierre qui s’inquiétait, l’avertissant qu’un vieux loup solitaire rôdait autour du village de sa grand-mère et qu'elle devait rester sur ses gardes.
Dominant son émotion, la jeune fille n’en laissa rien paraître, continuant à complimenter la vieille dame sur ses beaux atours et sa bonne mine.

Cette fois, c’en était trop. Dans son esprit, tout prenait sens, chaque indice s’insérait dans le message de Pierre comme chaque pièce d’un puzzle. Elle ravala sa peur, essayant de prendre une contenance qui ne trahisse pas ses émotions.

- Oh, excuse-moi grand-mère, accorde-moi quelques instants je te prie, ma copine Nathalie a un problème et il faut que je joigne tout de suite Pierre pour qu’il aille la voir.
Il n'y avait plus une seconde à perdre. Aussitôt, elle se connecta au site en ligne SAMI (Super AMazon Intersidéral) pour commander en urgence absolue une super baguette magique dotée de pouvoirs surnaturels, équipée d’un système de translation d’électrons avec simulateur onirique, qui lui serait livrée en temps réel. 

- Voilà grand-mère, j’ai envoyé mon message. Il ne reste plus qu’à attendre la réponse mais rassure-toi, elle ne va pas tarder.
- Ah ma chère petite, je me sens si vieille face à toutes ces nouveautés qui me dépassent.  Allez, viens vite à la maison, nous allons prendre froid à rester immobiles par ce temps.
Mais la jeune Circé était de plus en plus persuadée que le loup, par un maléfice démoniaque, avait pris le contrôle de sa grand-mère pour mieux parvenir à ses fins et dévorer tout cru la tendre enfant qu'elle était.

- Un peu de patience s'il te plaît Mère-Grand. Ce ne sera pas long. Tu sais, avec ma liaison ultra rapide, Il ne faut guère que quelques picosecondes pour transmettre les données ; et parfois encore moins. Ça ne devrait plus tarder.
Et effectivement, quelques instants plus tard, un vrombissement se fit entendre au-dessus de leur tête et un drone atterrit près des deux femmes.

- Oh, quelle merveille de technologie, on n’arrête pas le progrès, ne put s’empêcher de s’écrier la grand-mère, pleine d’admiration.
Pendant ce temps, Circé avait rapidement décroché le paquet de l’appareil et retiré la précieuse baguette magique de l’emballage.

La grand-mère, qui ne se doutait de rien, trouvait la situation cocasse et demanda à Circé comment elle comptait aider son amie Nathalie avec cet instrument qui scintillait et dont le bout effilé émettait une lumière vert fluo du plus bel effet.

- Tu vas voir grand-mère, répondit-elle en riant, et tu ne seras pas déçue !

Le regardant droit dans les yeux, elle déclama en gesticulant ces premiers vers d’un poème de Rimbaud, comme une formule magique :

Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.


Elle se mit ensuite à pousser des hurlements en brandissant sa baguette magique « hou, hou, hou… où est le vilain loup qui se cache, hou, hou, hou…  montre-toi sale bête » !
Immédiatement, le loup jaillit de la grand-mère, il en fut comme éjecté par une force irrésistible et resta tétanisé par la découverte de sa mystification.

Puis de la même façon, elle reprit ses mimiques, frappant le sol du pied en émettant de petits bêlements plaintifs « Bê, bê, bê… , oh, où suis-je donc,  Bê, bê, bê… » et, médusée elle-même par ce qui se produisit, le loup se transforma en mouton.
Un simple mouton, commun, pas même d'une race noble et tout étonné de se retrouver dans cette situation peu enviable. La face sombre du loup s'était effacée pour laisser place à ce petit animal inoffensif.

Mais sa joie fut de courte durée...

         
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- Oh mon dieu, que se passe-t-il ! s’écria Circé en serrant sa grand-mère contre elle. Elles n’en croyaient pas leurs yeux et la grand-mère murmura en se cachant dans la cape de sa petite-fille : « Ah, Voilà le cauchemar qui recommence. »

Au bout de quelques minutes, la magie avait disparu et le loup reprit vite son aspect de bête sauvage aux abois. La jeune fille avait trop présumé de ses pouvoirs qui s’étaient évaporés comme par enchantement. Elles tremblaient de tous leurs membres devant la vision infernale du loup ressuscité qui les menaçait.

Circé se reprochait de n’être qu’une débutante, de manquer d’expérience et de s’être laissée emporter par son émotivité. Dans le feu de l’action, elle avait oublié de répéter la formule magique des vers rimbaldiens, elle avait sous estimé les pouvoirs magiques de la poésie, sa faculté de rendre intelligible ce qui nous dépasse.

Elle eut beau brandir de nouveau sa baguette en tous sens, la magie fit vite long feu. Elle mélangeait les vers de Rimbaud, s’énervait sans parvenir à inverser le maléfice. Le loup, sûr de sa victoire, riait de toutes ses grandes dents en imaginant le succulent festin qu’il allait faire.

- Ah, ah, ah, lança-t-il avec un rire sardonique, ainsi vous voilà à ma merci. Oh, par tous les diables, j’en salive d’avance !
Puis, devenant soudain sérieux, il ajouta dans un aveu qui sonnait comme un remords :

- Vous savez, je ne suis pas foncièrement méchant, mais telle est ma nature…
- Pitié, pitié, supplia Mère Grand, prenez ma vie, j’ai bien assez vécu, mais je vous en prie, épargnez ma petite fille !
Dans le silence glacé de la forêt, on n’entendait que les pleurs de Circé et les gémissements désespérés de sa Mère Grand.

C’est alors qu’on perçut au loin un tapage étonnant, du bruit, de la musique, tout un équipage qui se rapprochait rapidement du grand arbre où elles s’étaient réfugiées. Un petit oiseau voleta au-dessus d’eux et repartit aussitôt avertir les autres.
Circé et sa grand-mère tremblaient de peur sous leur abri dérisoire, sûres de bientôt succomber sous les griffes du loup. Mais curieusement, il ne bougeait plus, figé au milieu du chemin, tendant au vent ses grandes oreilles et son long nez, incrédule, se demandant quelle était la cause de ce remue-ménage. On aurait dit que la forêt se réveillait de sa léthargie hiémale.

Dans cet aimable jeune homme qui accourait, Circé reconnut Pierre chaussé de ses bottes de sept lieues et d’un gilet jaune à bandes réfléchissant la couche d’ozone, entouré de ses amis les animaux venus en toute hâte les secourir. En fait, il avait invité tous ses amis les animaux pour préparer la crèche et fêter tous ensemble le beau mystère de Noël. Aussi l’avaient-ils suivi avec joie et empressement pour l’aider à sauver Circé et sa Mère Grand.

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Pierre et tous ses petits amis de la basse cour exécutèrent une ronde infernale, lançant au loup furieux et apeuré qui poussait des hurlements terribles de bête blessée, des formules incantatoires en rétrécissant peu à peu le cercle autour de lui.
Ils dansèrent ainsi plusieurs minutes qui parurent aux deux femmes une éternité.  Les merles jouaient en cadence de la flûte traversière, le canard du hautbois, le chat de la clarinette et le gros pataud de chien tournait en cadence autour du loup en soufflant dans son basson. Les cors puissants et sonores des ânes semblaient annoncer l’hallali dans une profusion de sons et de lumières.

Le loup, si fier d’habitude, si orgueilleux, pleurait maintenant, poussant de petits cris plaintifs, se repentant par avance de ses mauvais penchants. Circé et Pierre avaient plutôt pitié de ce pauvre hère si faible et si honteux.

Circé hors d’elle, sans bien comprendre encore ce qui arrivait,  se jeta dans les bras de Pierre en sanglotant. Puis ils suivirent en cadence la farandole des animaux en tapant dans leurs mains. Devant ce spectacle édifiant, elle se demanda si dans chaque loup ne sommeillait pas en son sein le plus secret la douce présence d’un agneau.

Pierre se saisit alors de la baguette magique qui lançait des flashs lumineux en direction du loup, récitant d’un trait le quatrain de Rimbaud…  puis prononça avec une moue de dédain qui mortifia l’animal : « Le loup n’a plus les dents longues, non vraiment, il n’a plus du tout les dents longues ! »

Au moment où les douze coups de minuit sonnèrent au clocher du village pour appeler à la messe de Noël, des éclairs multicolores fusèrent dans le ciel comme un feu d’artifice annonçant la naissance du divin enfant et l’on crut distinguer dans un halo de nébuleuses le traîneau du Père Noël surfant sur les nuages, mu par une queue de comète incandescente.

C’est alors que le miracle se produisit : le loup fut comme électrisé, les membres raidis par un flux irradiant qui pénétra son corps, un nuage électrolyte le dissimula quelques instants à leur vue, et à la stupeur générale, apparut alors un loup transfiguré, montrant le meilleur de lui-même, soudain métamorphosé en Père Noël !

Ainsi s’opéra ce nouveau miracle de Noël, le "Loup-Père Noël" s’en fut par tout le village, le sourire aux lèvres, l’air affable et avenant,  porter des douceurs et des jouets à tous les enfants, entouré de Circé, de Pierre et de tout l’orchestre des animaux qui l’accompagnait en jouant et en batifolant.
Comme quoi disait Alfred de Musset« il ne faut jurer de rien » !  

          

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