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Site Univers littéraire
30 novembre 2012

Jean Daniel Avec le temps

                  

Référence : éditions Grasset et Le livre de poche, journal 1970-1998

« Nulle part ailleurs qu'en ce journal, on ne trouvera de reflet plus fidèle des combats livrés contre moi-même et qui me résument. » (p. 559)
« J'aime bien (dans ce titre) "Avec le temps", la concision et l'ambiguïté. Il claque et il veut aussi bien dire que tout s'en va (Léo Ferré) et que je marche avec mon temps. » (p. 732)
 

Présentation générale

De ce carnet autobiographique, Jean Daniel en fait ce commentaire : « Je ne me suis jamais imposé de livrer à ces carnets autre chose que des humeurs, et rien ne paraîtra plus capricieux que ce qu'ils contiennent. » Il a mis en épigraphe, cette phrase de Michel Foucault : « Ce ne sont pas les positions qui désormais déterminent les identités. Ce sont les trajectoires.» Il y voit comme « un redoutable désir d'être heureux », titre qu'il a donné à son premier chapitre, une volonté de bonheur qui n'est pas forcément sans une dose de solitude et de cynisme. [1]

Et effectivement, les événements prennent place au gré de sa plume, certains événements importants à peine abordés ou ignorés, certains de ses amis qu'on pouvait s'attendre à rencontrer n'y figurent pas. Il s'en défend en précisant qu'il a déjà abordé tel thème ou parlé de tel ami dans d'autres écrits (éditoriaux, livres ou conférences). Certains par contre pourront être réutilisés selon les circonstances et au gré de ses besoins. Ainsi vont les récits biographiques, selon la fantaisie de l'auteur.

Il précise par contre que « ces carnets se veulent surtout des contrepoints, des pensées en coulisses souvent suscités par le sentiment d'en avoir trop dit ailleurs, ou pas assez. Ce qui m'a conduit parfois à des indiscrétions, des confidences - des aveux. J'ai ainsi, sans le vouloir vraiment, réservé à ces pages des embarras et des remords, tel un peintre qui, au lieu d'inscrire ses repentirs sur un tableau, les réunirait à part dans un album spécial... » [2]

                       

Ce redoutable désir d’être heureux

21 juillet 1970 : Jean Daniel a 50 ans, de quoi faire le point sur sa vie et ouvrir ces carnets qui vont finalement couvrir 28 ans de sa vie, entre 1970 et 1998. Avec le temps disait Albert Camus son ami, « un journal intime, c’est la possibilité de retrouver le temps. »

Sa part de volonté sur sa vie… « disons que je n’ai pas décidé de ma vie et que j’ai subi ma chance en disposant parfois d’une minuscule marge pour l’infléchir au moment où il fallait. [3] C’est la dimension de cette marge, et rien d’autre, qui différencie les vies. » [4] Il jette un regard décalé sur les gens connus ou non qu’il a rencontrés, [5] en particulier sur son ami Albert Camus ici à l’occasion de sa préface au livre de Louis Guilloux "La maison du peuple". Dans son bureau de la rue Sébastien-Bottin, Camus lui parle de leur vécu commun dans la pauvreté et même la misère. Selon Camus, « on ne pouvait pas comprendre cela de l’extérieur. » Cette idée de ne juger de la misère qu’en connaissance de cause provoqua une polémique dont se mêla Jean-Paul Sartre et la plupart des marxistes "d’origine bourgeoise".

Dimanche 12 mai 1974 ; Jean Daniel est à Blida avec sa femme Michèle. Sa ville natale. A pied, ils montent sur la route de Chréa. Il y retrouve toute son enfance : le jardin Bizot avec ses bassins, sa fontaine et ses arbres géants, le collège de ses jeunes années. Le tour de ville se termine par la visite de la demeure familiale « jouxtant la mosquée à côté des Mozabites, pas loin du temple israélite» Voyage initiatique sur ses terres ancestrales et nostalgie de l'exil. Au colloque sur "La fin des prophètes", il dit pense que « l’Occident des techniques joue le rôle de Prométhée, mais en attendant qu’on lui envoie le vautour qui lui rongera le foie, le monde entier lui envie le feu qu’il a dérobé au ciel. »

24 novembre 1976 : très affecté par la mort de Malraux qu’il a connu et qu’il admirait se souvenant de cette phrase prononcée en 1936 au Congrès des écrivains : « Etre un homme, c’est réduire la part de comédie» Part que n’a su assez réduire Claude Lévy-Strauss qui entre à l’Académie française. En août 1978, il est à LatcheMitterrand est très mécontent du Nouvel Observateur qui parle de "défaite électorale" aux législatives et de Rocard en première page. « Premier duel » résume-t-il. [6]

         

En moi-même j’ai vu tout le passé grandir

Février 1981 : voyage en Chine : « Un voyage n’est plus fait seulement de ce qu’on voit mais de ce qu’il incite à lire pour mieux voir. » [7]  Il constate l’écart entre ses connaissances théoriques et la réalité. Les visages sont lisses, on n’y peut pas lire grand-chose, « ritualisés par la discipline mais non écrasés… » Quel décalage entre les modèles offerts à la télé par exemple et la vie quotidienne, autant de sources de frustration et les Chinois désirent « autre chose que leur sort. » Il a l’impression de ne pas être assez imprégné de ce pays pour écrire, comme pour le Japon, « j’ai tout rapporté et n’ai rien écrit tant j’ai senti que l’essentiel m’échappait. » (p129)

Il revient plusieurs fois ses relations avec François Mitterrand, chez qui il apprécie « qu’il me parle de politique avec la distance d’un historien et de la littérature avec l’intimité d’un écrivain. » (p130) Juin 1984, Jean Daniel est à Moscou en voyage officiel avec François Mitterrand. Il ironise sur l’étiquette et les petites jalousies des invités. Ghardaïa et le désert qu’il retrouve en 1985, c’est un rude pays, « je croyais qu’il décapait par l’immensité, la nudité, la réalité désertique. […] Aucune clémence. Seules les passions résistent. Ou l’immobilité, celle des pierres des hamadas.» Dialogue à distance avec François Mitterrand marquée par un mélange d’attirance-répulsion dont il dit, « j’ai appris à connaître cet homme dont tout me séparait, » et avec Albert Camus, ami et maître à la fois, marqué par le respect, la déférence et la brouille au sujet de l’Algérie. [8]

      Avec Fidel Castro

Par rapport à François Mitterrand, il était souvent partagé par son orgueil, sa suffisance, « son intimité naturelle avec les paysages … son goût des racines et sa disponibilité à comprendre celle des autres… » Dans "La Chute", Camus s’est mis en danger, une biographie si éclairante… un roman qui fait penser au premier chapitre des "Frères Karamazov". Il voit dans la double vie de Meursault et de Clamence, leur évolution vers le procès de la justice, des accents pascaliens, une littérature « glacée et pathétique à la fois, c’est-à-dire dostoïevskienne. » Ils symbolisent sa vision d’une lucidité militante au cœur de l’homme. [9]

Il voit dans la continuité Meursault-Clamence la marque de deux sensibilité inscrites dans Hemingway et Kafka. Une forme de nihilisme consistant à « faire au mieux » comme si on ne croyait en rien. Univers de pègre, de série noire où « le cynisme y est refus d'hypocrisie. » Ce sont des hommes exclus, écrasés par la société, Clamence va exploiter cette nostalgie du sens qu'est l'absurde. [10]

Juillet 1985, maison du Pyla boulevard de l’océan à Arcachon

L’été de ses 65 ans, Jean Daniel le passe à Arcachon où il se retrouve avec ceux qu’il aime. Balade en bateau le 3 juillet par une journée fort chaude précédent une nuit de violents orages. Le 12, la sérénité est revenue, « Tout ici est réuni pour le bonheur : luxe de la maison, agrément du parc, proximité du bassin et de l’océan, climat printanier sans excessive chaleur, environnement d’une grande civilisation qui peut rivaliser avec la Toscane. Les amis retrouvés enfin. » (pages 215-217)

           

Pessimisme devant l'inflation de livres de la rentrée littéraire en 1987, comment s'astreindre à écrire, se demande-t-il, si on ne prétend pas à une originalité reconnue. Pessimisme aussi face à la suffisance du roi du Maroc, « le mépris des princes du tiers-monde est sans bornes. » Il est souvent alors pris par des entrevues avec les dirigeants africains, des missions officielles ou les voyages présidentiels auxquels il est souvent invité. Les temps de détente, les vacances en famille, avec les amis se déroulent surtout à Mailly en Saône-et-Loire, et autour de sa chère méditerranée en Grèce, en Italie et en Tunisie. Il peut alors être heureux, « c'est-à-dire me sentir dans mon corps, dans ma tête léger, libre. » Bonheur limité, circonscrit selon ce qui est pour lui l'obsession proustienne : la succession d'instants heureux vécue comme s'ils devaient se terminer ou déboucher sur l'anxiété, la chaîne des bonheurs ne prend de sans par ce qui la précède et la suit, et non par ce qui la constitue. » [11]

5 octobre 1989 - Il a enfin accepter cette Légion d'honneur qu'on lui propose depuis longtemps parce que le Président en personne la lui remettra. Il est quand même très partagé : « Que le président m'ait traité avec une distance affectueuse mais qui protégeait mon autonomie, a évité de me rendre grotesque. »

En avril 1989, il préface le livre de son ami Michel Foucault "Les mots et les choses" dont il trouve non seulement le style limpide mais surtout la facilité dans la compréhension de l'ensemble et de la synthèse que peut ainsi opérer l'esprit du lecteur. L'importance de l'hispanité le frappe avec les exemples de Don Quichotte, Borges et Vélesquez. "les mots et les choses", titre porte bonheur dont il a besoin « de déshabiller l'idée de ses vêtements de lumière » pour retrouver le sens, cette espèce d'innocence d'un homme privé de Dieu qui l'exonérerait de « toute vraie responsabilité dans les catastrophes du siècle. » 

Restons ensemble, il se fait tard

"Le sang noir" de Louis Guilloux, « le seul roman français qui égale les plus grands romans russes » écrit-il. La sauvagerie de la guerre, la bêtise dans une petite ville de l’arrière, 1917 et les mutineries, un univers sordide que Guilloux dénonce dans le pathétique du destin. L’année 1935, quand paraît ce roman, « est une année frontière ». L’idée de guerre recule alors avec l’avancée du pacifisme tandis que la guerre repointe son nez en Europe. Guilloux s’est aussi fait connaître avec Compagnons et "La Maison du peuple qui « exaltent dans une simplicité qu’on prend pour du populisme, et avec un ancrage qu’on prend pour du régionalisme, une sorte de sainteté prolétarienne. » Bel hommage à l’écrivain ancré dans son terroir et qui vise à l’universel, qui épure son style jusqu’à la simplicité. (p. 397-400)

Sartre : un sacré journaliste concède Jean Daniel, même s’il dit les mépriser, « il maîtrise tous les genres, sait faire court, sait faire surprenant et sérieux et sait attaquer un papier. » Lui reste cependant camusien et anti marxiste même s’il admire « ce petit homme au strabisme à la fois inquiétant et chaleureux. » De la guerre du golfe, il retient la quasi unanimité pour l’intervention contre l’Irak, le monde -sauf peut-être l’Islam- s’est "occidentalisé" et est partie prenante à cette économie « dont chacun croit pouvoir profiter. »

           

De ce carnet autobiographiqu

En cette année 1991, la France s’insère dans ce monde de triomphe de l’occident avec ses contradictions, un mélange de nostalgie et de modernité, avec un président Mitterrand qui affirme qu’il faut « se résigner aux lenteurs de l’Histoire. » [12] Pour lui, le journalisme est un métier « d’historien du présent ou de romancier du réel. La vie est une série d’événements. Il y a des gens nés pour les raconter et tâcher de les comprendre. J’en suis. » (p441) Les débuts de 1992 le laissent perplexe : du danger du FIS en Algérie pour la démocratie, de la désagrégation de la Russie et de la Yougoslavie et la montée des nationalismes. En avril, l’annonce du non lieu de Paul Touvier le touche profondément, « cette connivence –avec les criminels nazis- que les juges de Touvier viennent d’absoudre, est inexcusable. » (p449-450)

Il est très contrarié qu’un homme comme le philosophe Vladimir Jankélévitch ne parvienne pas à pardonner non seulement aux nazis mais aussi aux Allemands, ce qu’il ne comprend pas, surtout avec l’exemple de Willy Brandt plaidant coupable pour pouvoir, au nom du peuple allemand, être pardonné.
On lui dit qu’il aurait pu être ambassadeur, académicien, ministre. Peut-être. « Mais paresse, dilettantisme, conscience de mes limites, connaissance de mes avantages au journal ou goût de l’écriture, j’ai toujours préféré l’indépendance. » (p 478-479) Pourquoi ces Carnets, finalement ? D’abord pour dresser son propre portrait touche après touche, pour dialoguer avec son double. « Diderot a perçu dans la confession sa part très secrète et très mystérieuse de comédie. »

Le 9 avril 1993, il est en Corse avec Marie Susini, dans son village de Reno. Pèlerinage, montée vers Vico, la forêt d’Aïtone, Evisa, jusqu’aux calanques de Piano, sur la route de Porto à Cargèse. Le chemin que Marie décrit dans son livre "Plein soleil". Mais ce vendredi, « les nuages revenaient dans les châtaigniers, dans les chênes verts, les pommiers en fleur, pâles et tristes… » Grande émotion que ces retrouvailles entre deux êtres si sensibles et pris dans ce choc des cultures entre un juif pied-noir et une famille corse farouchement catholique. Quelques cinq mois plus tard, il est de nouveau à Réno dans le petit cimetière du village. Le cancer a fini par vaincre la résistance de Marie. « J’ai envie de tout garder en moi de Marie… de réunir ces moments, de la décrire, de la rendre à elle-même. » (pages 480-81, 492-93) Ce qui rend Shakespeare irremplaçable, c'est cette ambivalence entre «le fatal et le contingent», forme de hasard où tout eût pu être différent ou ne pas être du tout.
(p511) Contrepoint crépusculaire - Ce Carnet représente des forces obscures avec lesquelles il faut ruser. «Ne pas mentir; jamais. Ne pas tout dire non plus.» (p. 525)

         
                            Jean Daniel avec Kateb Yacine et Jules Roy

Samedi 18 novembre 1995 - Dernière visite à François Mitterrand - Rue Frédéric-Le-Play, François Mitterrand a l'air bien fatigué mais l'esprit est toujours vif. Il évoque le passé, la réunification allemande et son rôle... Mais au bout d'une heure, il se sent épuisé, « la souffrance visiblement l'expulse de l'univers qu'il avait créé au cours du repas. » (p. 540) Il veut nous faire partager son amour pour Delacroix et trouve vraiment extraordinaire qu'une œuvre comme Les massacres de Scio ait pu inciter des jeunes gens à partir se battre aux côtés des Grecs.

A propos de son manuscrit "Dieu est-il fanatique ?", il précise à son ami Boularès, «le fanatisme n'est pas pour moi identification et soumission à l'absolu, c'est la volonté d'enchaîner les autres dans ces deux abdications.» La mentalité des grands patrons le révulse, leur cynisme face aux salariés et aux syndicats, quitte à jouer les grands seigneurs et les mécènes. Pessimisme aussi face à cette citation de Georges Bernanos : «L'homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. Comme après le Déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous.» [13]

Bernard-henry Lévy l’incite à écrire le pendant de ce qu’a été "La Chute" pour Camus, « son autocritique parodique » mais il réplique qu’il a déjà écrit un essai autobiographique "La Blessure". De ses réflexions, il tire que « il y a une certaine perfection que j’admire et qui m’éloigne en même temps » et en août 1996, il conclut en remarquant que tous ceux qu’on aime et qui sont disparus ne reviennent pas et qu’on vieillit, « il est logique que nous les rejoignions –le plus tard possible sans doute, mais un jour. » (p. 561) Réflexion sur la maladie et la mort, « on ne sait pas s'armer contre l'âge. On vit comme si on était éternel. » François Mitterrand lui a dit une fois « un jour, je serai vieux mais je ne le crois pas. » [14] Il pense que vivre vieux implique «  le minimum de dépendance et le maximum de considération . » Il essaie de prendre du recul, de faire sans trop chercher à savoir pourquoi, « voir dans la chose en train de se faire une fin et non une étape; vivre au présent pour fuir ceux qui s'ingénient à souligner qu'on n'a plus d'avenir : c'est la gageure. »

Mis en cause dans les Mémoires d'Élie Wiesel qui viennent de paraître, Jean Daniel réplique en lui reprochant d'être à la fois le symbole des victimes de la Shoah et celui de la «  solitude gémissante. » Démarche et mentalité trop différentes entre un pro israélien convaincu et un Français juif et anti colonialiste. Élie Wiesel n'est ni seul, tant s'en faut, ni maudit, même s'il aime jouer ces rôles et prôner le judéo-centrisme. Et il est dommage qu'un prix Nobel de la paix ne rejoigne pas le camp de la paix et n'admette aucune rétrocession des territoires conquis. [15]                      

Avec le temps... épilogue (1997-98)

A propos de La Chute qu'il voit au Théâtre de poche : « Camus est allé très loin dans "La Chute", [...] texte riche, baroque, à rebondissements, un univers dont on ne peut sortir , d'où personne n'est sauvé. L'homme de vertu... arrive à s'aimer en se faisant aimer et en feignant d'aimer. » Séance lecture : il dévore la dernière édition du Journal de Gide parue à La Pléiade, « je retrouve Blida, Chréa, Biskra et les pages enchantées sur la chaleur, les nuits. » Selon Ben Gourion, l'avenir serait « une combinaison de volonté et de miracles. » Discussion très animée, très fructueuse avec Michel Rocard où il peine à suivre le rythme, « j'ai une capacité d'inattention qui n'a d'égale que ma capacité de dissimulation. » Il lui semble que l'essentiel, où il se donne totalement, ce sont ses conférences qui l'ont conduit dans les pays méditerranéens, aux États-Unis et en Amérique latine. Elles lui permettent d'approfondir ses réflexions comme récemment sur l'après-communisme, et débouchent ensuite sur des livres.

Coup de colère de Jean Daniel à propos du centième anniversaire du « J'accuse » de Zola et tous les intellectuels qui voudraient tirer de la défense d'une cause une possibilité de notoriété dans le spectacle permanent qu'est devenu le domaine des médias. [16] Pensant à Camus, il écrit de la condition humaine qu'il faut « substituer aux chuchotements mortels de la vérité les cris vivants de la comédie. [...] Je ne veux pas ajouter aux mensonges et aux souffrances : c'est la seule morale que permet la lucidité. » (p 709) À travers ses lectures, il distingue un pessimisme impassible chez Flaubert et un pessimisme acharné chez Cioran. Pour le premier, la bêtise du bourgeois est le but suprême du miséreux et le progrès scelle de sa souveraineté. Pour Cioran, au-delà du progrès, être roumain (comme lui) par exemple est « un drame sans signification » et il a tout fait pour aller au bout de son pessimisme -sans y parvenir.

 Il trouve « intellectuellement attirant l'absence d'illusions dans un siècle tragique. » (pages 682-683) [17] Dans un domaine comme le racisme, morale et loi sont décidément beaucoup moins bien placées que la mode, le sport ou les arts. Reste l'émerveillement de la lecture : « Tant que je connaîtrai cet enchantement à la lecture de certains classiques, (comme en admirant les arts ou en pratiquant la natation) je trouverai cette vie justifiée et je m'accommoderai de vieillir -je crois. » (page 695) Car ajoute-t-il, regarder vers l'avenir, c'est prendre la décision de se fabriquer un beau passé. C'est croire au progrès sans doute, mais pour préparer le souvenir de chacun de ses miracles. » (p 717)

Roger Quilliot, sénateur socialiste et camusien émérite, [18]  voilà deux excellentes raisons de se rapprocher, si ce n'est aussi cette confrontation avec la vieillesse que Roger Quilliot a résolue de façon radicale. « Le suicide comme refus de son propre déclin, » commente-t-il. Sa consolation, dans ce monde protégé qu'est la France, c'est à Évian un 21 juillet 1998 qu'il la trouve avec Vidiadhar Naipaul [19] disant « au fond, je n'aime rien tant que de découvrir des êtres et des histoires à raconter, » ou avec Nikolaj Znaider dont Rostropovitch dit qu'il est « fantastique » donnant à la musique « cette continuité qui, mieux que l'immortalité, supprime la mort. » [20]

 Notes et références

[1] Il a inséré cette longue citation tirée du bloc-notes de François Mauriac : « Je suis tombé sur cet aveu que la tentation contre laquelle Albert Camus dut lutter toute sa vie fut le cynisme. Je m'étonne d'abord et puis je crois comprendre. Certes, le Camus dressé contre le monde absurde, le Camus dur et pur, voué à la défense de l'homme était le contraire d'un hypocrite, mais il dissimulait un autre Camus adorateur de la mer et du Soleil, et qui d'abord n'aime que l'amour au sens le plus physique. Et puis à mesure qu'il s'éloigne de sa première jeunesse, on entrevoit que la primauté est donnée aux passions du cœur, à leurs orages, à leurs désastres. Ce Sisyphe roulait sur son rocher. Il grimpait dessus et, de là, piquait une tête dans la mer... »
[2]  Avec le temps était le livre qu'Elisabeth Guigou lisait ostensiblement durant la prolongation délibérée des débats sur le Pacs à l'Assemblée nationale en novembre et décembre 19981.
[3] « Il n’y a sans doute pas d’autre raison de vivre que celle que procure le vouloir survivre. » page 115
[4]  « Si le corps ne croit plus, l’esprit est conduit à choisir entre le nihilisme et la transcendance. » page 115
[5] De Jean-François Deniau, il écrit qu’il est un « curieux mélange de candide ambition et de désenchantement aristocratique. »
[6] Réponse ironique et cinglante de Jean Daniel dans une lettre qui commence ainsi : « Votre superbe de gentilhomme landais risque non seulement de nuire aux intérêts de votre ambition mais aussi de passer à côté de sentiments simples et solides . » page 98

[7] « On croit voyager dans l’espace, on voyage dans le temps. » citation de Jean Grenier page 65
[8] Voir ses ouvrages "Les religions d’un président" en 1988 sur François Mitterand et "Avec Camus : résister à l’air du temps" sur Albert Camus (pages 218-219)
[9]  « L’irrémédiable absurde du monde et l’inévitable imposture de l’homme » écrit-il
[10] 
Et il conclut par cette formule : « Clamence rend Meursault moins innocent et il rend coupables tous ceux qui affectent de comprendre l'innocence de Meursault. »
[11] Voir ses réflexions page 341
[12]  Sur cette époque, voir son livre "Voyage au bout de la nation", Le Seuil, 1995
[13] Georges Bernanos, "Les grands cimetières sous la lune"
[14] Lettre à Sydney, son frère, en décembre 1996
[15] Élie Wiesel a écrit qu'un homme qui a conseillé aux Israéliens de rendre les territoires conquis, ne pouvait pas être son ami.
[16]  « Dans l'univers banalisé des médias, chacun recherche un grand provocateur. Un homme politiquement incorrect capable de vitupérer n'importe quelle pensée unique, dans n'importe quel domaine. »
[17]  Par exemple, écrit-il, son personnage du "Maltais" dans son livre L'Ami anglais
[18] Voir mon comte-rendu de son essai sur Camus intitulé "La Mer et les Prisons",
[19] Sir Vidiadhar Surajprasad Naipaul, plus connu sous la signature V. S. Naipaul, né le 17 août 1932 à Chaguanas à Trinité-et-Tobago, est un écrivain britannique lauréat du prix Nobel de littérature en 2001
[20] Il ajoute dans l'épilogue que « la vie peut valoir jusqu'au bout la peine d'être vécue tant que l'on garde la possibilité d'éprouver dans l'eau la souveraine liberté du corps ou de saluer l'apparition de la beauté. »

             

Infos complémentaires

Références, extraits et citations
- A François Mitterrand « Vos mérites doivent être immenses pour expliquer que tant de gens vous supportent tout en vous trouvant insupportable » (page 98)
- « Contre la mort, si je réfléchis, il y a d’abord l’amour et tout de suite après, il a y l’art. » p65 […] « La vie suppose la survie –donc en dernière analyse, l’immortalité. Rappeler à chaque instant aux hommes qu’ils sont mortels, c’est leur ôter la vie… » (page 140)
- « Je suis né et j'ai grandi à gauche; j'y ai ma sémantique, mes réflexes, ma mythologie.» (page 306)
- « Le goût du passé, ce n'est pas la fuite du présent, c'est la volonté de s'adosser à la durée contre l'éphémère et contre la mort.» (page 313)
- « Evoquer le passé, c'est le rendre présent, c'est se l'approprier, c'est établir la continuité, bref c'est supprimer la mort.» (page 378)
- « En essayant de comprendre François Mitterrand, j'ai mieux compris la France. Personne autant que lui n'en incarne les richesses contradictoires.» (page 313)
- « Je n’ai jamais vécu que sous le regard effectif ou imaginé des êtres qui m’ont aimé et par qui je me sentais justifié et protégé. » (page 461)
- « Le progrès, c’est la création d’un superflu devenu indispensable et auquel seuls des privilégiés ont accès. » (page 473)
- « Lorsque les peuples se comportent comme des races et les communautés comme des invariants, il n'y a plus de différence entre l'inné et l'acquis, l'héréditaire et le culturel, l'essence et existant. » (page 511)
- « Une civilisation est faite de rites et d'interdits. L'Art consiste à les transgresser. Les uns sont aussi indispensables que les autres. Les rites sont faits pour la continuité. » (page 514)
- Il se reconnaît dans cette citation de Malraux : « Connaître un homme est peut-être deviner ce qu'il y a en lui d'irrationnel. » (page 524) et aime cette autre d'Octavio Paz : « J'ai rencontré tant de gens bien que je me demande comment le monde peut être aussi mauvais. Pourquoi les hommes admirables n'arrivent-ils pas à sauver l'humanité de sa malédiction ?» (page 731)
- « Je m'avise que le capitalisme pourrait être fondé sur le pessimisme : la résignation à ce que l'intérêt soit le vice qui prévient (mieux que l'orgueil, l'honneur, l'absolu) et détourne de la haine. » (page 532)
- Jacques Chirac à l'Elysée lui inspire ce constat : « A droite, il méprise quasiment tout le monde. A gauche, il est ami de Rocard, aime Chevènement, respecte Delors. » (12/02/96)
- « Le temps, qu'est-ce d'autre ici que du passé qui pousse vers l'instant. Vers la gloire après tout merveilleusement éphémère de l'instant. » (page 760)

- Parlant de sa sœur Mathilde, disparue depuis peu : Elle avait tout le charme de la protection attentive et de l’indulgence raffinée. C’est ce qu’on appelle l’amour…»
- Samedi 11 août 1990 – « Quand M.S. (Marie Susini) me dit « "Dieu te garde" », elle a des accents de Matilde (sa sœur aînée) disant « "mon trésor" ». Elle s’en est encore tirée et part pour la Corse. »
- « En fait, j’appartiens non seulement à une maison… mais à une place, à un oued bordé de montagnes. » (page 488)
- « J'appartiens à cet espace dominé par les monts de Chréa, traersé par le vent asséché de l'oued El Kébir, orné d'un kiosque d'où émerge un palmier, où la mer bien que proche est une promesse, presque une ébauche... » (p. 510-11)

Voir aussi
* Récap de Mes articles sur Jean Daniel --
* Sur Albert Camus : Autour de Camus & Avec Camus, comment résister à l’air du temps ? --
* Corinne Renou-Nativel, "Jean Daniel 50 ans de journalisme", de L'express au Nouvel Observateur, éditions du Rocher

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