Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Site Univers littéraire
4 juin 2014

Haruki Murakami et 1Q84

1- Introduction

Comment peut-on être un écrivain japonais aujourd’hui, après les générations précédentes qui ont connu les terribles soubresauts de la guerre totale où le vaincu doit être détruit, qui ont connu la sidération atomique du néant, comment écrire après tout ça ? D’Hiroshima à Fukushima, les grands écrivains japonais contemporains qui s’y sont frottés en ont payé le prix, Kawabata et Mishima se sont suicidés tous les deux et Ōé, celui qui selon le jury du prix Nobel a peint « un tableau déroutant de la fragile situation humaine actuelle, » celui qui a écrit Notes de Hiroshima, recueil d’essais sur les survivants, n’en finit pas de régler ses comptes avec son époque. 

Murakami n’échappe pas plus que ses aînés à la dure réalité de son époque puisque, quand il revient vivre au Japon en 1995 après un long séjour aux État-Unis, il s’inspire des tragédies du séisme de Kōbe et de l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo par la secte Aum, pour écrire son double livre d'enquête Underground en 1997-1998 puis le recueil de nouvelles Après le tremblement de terreen 2000.

1Q84       Les 2 mondes entre Orwell et Murakami
.
2- Le parcours de Haruki  Murakami
.
Haruki Murakami est né à Kyōto en janvier 1949 et n’était pas vraiment destiné à la littérature. Dans sa jeunesse, il s’intéressait au théâtre et se voyait plutôt scénariste pour le cinéma. Puis pendant huit ans -de 1974 à 1981- il s’occupe d'un bar de jazz  le Peter Cat, (lui, l’amoureux des chats) dans le quartier de Kokubunji à Tōkyō. Il évoquera cette période de sa vie dans ses deux recueils d'essais-souvenirs Portrait en jazz parus en 1997 et 2001, ainsi que dans son premier roman Écoute le chant du vent publié en 1979. 

Suit une période de voyages, d’abord dans le sud de l'Europe en Italie et en Grèce [1] puis aux États-Unis de 1993 à 1995 où il enseigne la littérature japonaise dans différentes universités. Il retourne vivre au Japon où il est profondément affecté par le séisme de Kōbe et l'attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo de la secte Aum qu’il relatera dans un livre d'enquête Underground (1997-1998) et un recueil de nouvelles Après le tremblement de terre en 2000.

Grand amateur de l’ultra fond, courses de résistance qui dépassent la distance du marathon, il a relaté son expérience dans cette discipline sportive dans un essai Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, littéralement "Ce que j’entends par courir". Grand amateur de musique également, passionné de jazz dans son bar de Tokyo qu’il évoque dans Underground et dans Autoportrait de l'auteur en coureur de fond. Dans ce dernier ouvrage, où il parle de sa collection de disques et son goût du rockn’roll. Par exemple, dans 1Q84, l'entrée dans le monde parallèle a lieu au son de la Sinfonietta de Leoš Janáček, qui revient en boucle, ou Trema l’un des principaux personnages de La valse aux adieux, qui est trompettiste de jazz. [2] 
.
3- La trilogie 1Q84 ou l’histoire de deux mondes
.
Référence : Haruki Murakami, 1Q84, traduit du japonais par Hélène Morita, éditions Belfond, Livre 1, avril-juin, 536 pages, Livre 2, juillet-septembre, 500 pages, Livre 3, octobre-décembre, mars 2012.
Roman picaresque sur la réalité, ou plutôt les réalités, celle des hommes telle qu’ils la conçoivent dans leur quotidien ou telle qu’ils la fantasment, celle de la nature gouvernée par ses propres lois et dont les hommes se sont toujours méfiés, terre nourricière qui souligne leur dépendance.

Ils n’auraient pas dû se retrouver mais les mystères du destin… Même s’ils se sont connus dans leur jeunesse, ils ont apparemment peu en commun : Tengo Kawana est prof de math et écrivain à ses heures tandis que Aomamé, qui signifie "Haricot de soja" est prof d’arts martiaux (ce qui n’a rien d’original au Japon) et… tueuse à gage (ce qui même au Japon l’est beaucoup plus), vengeresse au service des femmes victimes de violences conjugales.
       Les trois tomes de son roman 1Q84

Murakami insère aussi dans son récit des événements historiques comme le séisme de Kobe ou l'attaque d'Aum. Encore plus mystérieux : Elle vit comme tout le monde au Japon en 1984 mais aussi dans un monde parallèle 1Q84 dans lequel elle entraine Tengo, où ils évoluent en alternance avec le monde réel. Un lien ancien les unit : un jour, ils étaient encore enfants,  Tengo a défendu Aomamé et c’est comme s’ils avaient signé un pacte. Aomamé a la sensation de naviguer dans un monde très étrange, un univers parallèle qui serait le pendant de 1984 [3] et s’appellerait 1Q84, la lettre « Q » pour Question. [4] 
Tokyo, avril 1984. Bien calée dans un taxi bloqué dans un embouteillage, Aomamé pense à sa nouvelle mission, faire justice avec sa méthode habituelle : une petite piqûre dans la nuque du contrevenant, qui ne laisse aucune trace... Pendant ce temps, Tengo reçoit une curieuse proposition de son éditeur Komatsu : améliorer un récit d’une jeune lycéenne Fukaéri qui concourt pour le Prix des nouveaux auteurs. Elle l’intrigue beaucoup par sa voix curieuse, son élocution, évoquant des choses qu’il a du mal à saisir, parlant d'un "Maître" et des "Little People".
Dans le tome II, mélange de récits et de réflexions, de réel et d’imaginaire, Aomamé se lance dans une nouvelle mission périlleuse tandis que Tengo poursuit sa quête d'un père qui n'est peut-être pas son vrai géniteur. A travers le maquis des événements, Murakami continue d’analyser les ressorts de l’âme humaine, ce qui, dans ce que ressentent les individus, explique leurs incohérences et les folies collectives. Quand les sociétés sont soumises à des soubresauts comme le fondamentalisme, elles se trouvent dépassées, déstabilisées par des boomerangs qui leur reviennent en pleine figure, un peu comme l’écrivain qui, telle Mary Shelley, se trouve dépassée par Victor Frankenstein, son propre enfant.

Dans le tome III (octobre à décembre 1984), c'est un détective nommé Ushikawa, enrôlé par la secte des Précurseurs, qui poursuit Aomamé et Tengo. Sous les deux lunes de 1Q84, se dévoile alors peu à peu leur passé et, à ce jeu pervers, le temps joue contre eux.

De ces Elfes, de ces personnages insaisissables, témoins d’un autre monde, on sent la présence émaner au détour d’une phrase, dans les ailes d'un papillon blanc qui butine l'essence rare d'une fleur d'Okinawa ou dans la bouche d'une jeune fille martyre endormie pour toujours, symboles des silences qui pèsent, de douleurs lancinantes qui donnent sa force à la prose, au rythme fluide du roman. 



4- Portée de son œuvre

Ses œuvres de fiction, si elles puisent largement dans la réalité du quotidien, font souvent appel au fantastique comme avatar de la normalité. Ses romans sont d’abord ancrés dans le réel, fruit sans doute de l’influence européenne et anglo-saxonne qui provient de ses lectures –il admire beaucoup Kafka, F. Scott Fitzgerald, Salinger et surtout Raymond Carver- donnant à son œuvre une dimension qui dépasse le seul cadre japonais. C’est, raconte-t-il lui-même, un match de baseball qui lui donna l’idée d’écrire Écoute le chant du vent, premier volet de la trilogie du rat (du surnom du meilleur ami du narrateur) à laquelle Murakami ajoutera un quatrième roman.
Sa tonalité ambivalente tient à ses racines religieuses shintoïstes qui font que sont intimement liés individus et narration avec les réactions en chaîne qui en découlent, qui se déroulent dans la banalité du quotidien mais aussi dans un monde imaginaire dont le plus connu est 1Q84. Cette vision personnelle génère des personnages bizarres comme ce mystique en costume "l’homme-mouton". Même si l’environnement est assez déroutant, l’essentiel est dans les êtres mal dans leur peau, à la recherche de leur identité, le parcours intime des personnages que crée Murakami, qui renvoie au propre parcours du lecteur. Le climat qui s’en dégage rappelle d’autres écrivains japonais plus anciens comme Natsume Sōseki.  
.

Tokyo, jonction entre la voie express n°3 et la nationale 246 : glissement vers 1Q84
.
Sur ce mélange de réel et d’imaginaire proche du réalisme magique qui caractérise son œuvre, Murakami s’exprime ainsi dans une interview en 1997 : « J'écris des histoires étranges. Je ne sais pas pourquoi j'aime autant l'étrangeté. Moi-même, je suis une personne très réaliste. Je ne crois pas du tout au New Age, ni à la réincarnation, aux rêves, aux tarots, aux horoscopes. [...] Je suis très réaliste. Mais quand j'écris, j'écris de l'étrange. »Et encore en 2005 : « Maintenant que j'y pense, cela dit, tout ce que j'écris s'avère être, peu ou prou, une histoire bizarre. » 
.
Paradoxe sans doute que même lui ne s’explique pas vraiment comme si une partie du mécanisme d’écriture se situait au-delà d’une pratique consciente. Ses personnages se définissent par le poids du présent qui fait qu’ils pensent n’avoir guère de prise sur la réalité, sur leur destin, et même l’irruption de l’irrationnel ne les font pas réagir, ils ne font que constater ce qui se passe. Leur environnement est le plus souvent impersonnel, ils vivent assez solitaires, dans des lieux qui restent vagues, sans description précise, un monde indéfini avec très peu d’amis ou de parents et une culture extra japonaise basée sur le whisky plutôt que le saké… 
.
.
Les lectures de ses personnages participent aussi à leur évolution, que ce soit l'héroïne de la nouvelle Sommeil qui lit Anna Karénine durant ses insomnies et Aomamé celle de 1Q84 qui songe au rôle de l’objet à travers Tchekhov ou au rôle du temps à travers la lecture de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust dans le Livre 2.

Depuis quelques années, Murakami a tendance  à alterner sa production littéraire entre les romans qu’il considère plutôt comme « une épreuve » et les nouvelles qu’il dit écrire « dans la joie » et comme « une sorte de laboratoire » de ses romans. Il en est ainsi de son récent roman L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage paru au Japon en avril 2013 [5] suivi d’un recueil de nouvelles Onna no inai otokotachi (« Les hommes sans femmes ») paru au Japon en avril 2014. 
Commentaires critiques
* « Murakami sonde le mystère des êtres dans un récit onirique et fiévreux se référant à Orwell. » Télérama
* « 1Q84 est à la fois le plus long, le plus ambitieux et le plus grand public. Un best-seller qui balaya tout sur son passage à sa sortie au Japon en mai 2009 aux éditions Shinchosha. […] Aux commandes de cette mécanique narrative parfaitement rodée, Haruki Murakami se penche plus que jamais sur l'émotion et la sensation. » L’Express 

   (© sipa)
 Notes et références

[1] Ce séjour lui inspirera le recueil de voyage Uten enten ("Ciels de pluie, ciels de feu ") en 1990
[2] On peut trouver d’autres exemple comme dans L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, ù la pièce "Le mal du pays" de l'œuvre pour piano Années de pèlerinage de Franz Liszt, se déroule sur tout un chapitre.
[3] Le roman se réfère donc expressément au 1984 de George Orwell. Au roman d'anticipation dénonçant le système totalitaire, on passe à un roman-critique de l’humain et de ses passions, toujours dans la société de 1984 dominée par des « Little People »
[4] En anglais, le "q" se prononce "quiou", comme le chiffre 9 en japonais
[5] La version en français est prévue pour septembre 2014 

Mes fiches sur Murakami :
*
Murakami, Le meurtre du commandeur -- Le passage de la nuit --
* Murakami, L’incolore Tsukuru Taraki -- 1Q84 -- Profession romancier --

<<< Ch. Broussas – Murakami - Feyzin, 4 juin 2014 – <<< © • cjb • © >>>

Publicité
Publicité
Commentaires
Site Univers littéraire
Publicité
Archives
Publicité